le point de vue du grutier / Crussol

 



Crussol

Les jumelles encore obturées, les coudes en appui sur le rebord de pierre de la fenêtre ouverte sur le vide, le corps bien assuré contre la muraille malgré les pieds un peu tordus sur le sol inégal, on laisse le regard se perdre vers le lointain, dans le dégradé flou où les nuages jouent les montagnes et où les Monts du Matin se cachent derrière un voile de brume. En alerte contre le vertige qui pourrait survenir, on s’accroche au tracé bleuté du fleuve, mimant la posture aux aguets de la garde veillant sur la frontière entre Empi et Riaume.

De ce côté les rues traversières rayonnent et convergent vers le pont perpendiculaire au Rhône. Il disparaît presque dans les bouquets d’arbres du parc. Quelques taches un peu moins grises glissent lentement et se croisent en silence. 

Remontant vers le nord, à gauche, on cherche, en serrant les mains sur l’arrondi des jumelles, le doigt sur la roulette, au-delà du clocher-porche de Saint-Appolinaire, les jardins en terrasse et les murets derrière lesquels court la rue où l’on habite. En vain. C’est une surface morcelée de tuiles rouges sur les maisons enchevêtrées de la vieille ville.

Le fleuve entame sa courbe et se sépare, entre le Vieux Rhône endormi et l’autre bras qui va butter contre le barrage. Une lourde péniche glisse lentement et disparaît derrière la lône. Elle laisse derrière elle un sillage qui s’amortit et se laisse absorber. Un fin trait blanc strie la rive : une aigrette qui s’envole.

En contrebas de la muraille, des boulets dégringolent la pente escarpée sous la falaise abrupte. Un lichen cuivré et safrané suit les anfractuosités de la rocaille. Nul papillon, nulle abeille.

Les rectangles gris des serres repoussent les lotissements géométriques. Essai infructueux de cerner la terrasse pourtant vaste des amis, alors que l’architecture arrondie de la façade envahit de cercle de visée. On aurait pu faire un grand signe du bras du haut du château-fort en imaginant à l’inverse l’œil d’Alain plaqué contre sa longue-vue.

Se rapprocher des vignes, là où commence le Cornas. Les feuilles ont rougi, les rangées de ceps suivent la courbure de la pente qui descend en terrasses soignées.

Chercher en vain un être humain, on règle l’objectif, les surfaces surgissent et reculent. On insiste. Peut-être en se penchant un peu plus, un promeneur apparaîtra, tenté par l’escalade. Mais on l’a raté ou il n’est pas sorti ce jour-là. Un capuchon s’échappe : trop tard. Son œil noir nargue mon œil nu.

©lil 

 

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