espace liminal
Elle se dégage de la masse des gens à la sortie du théâtre. On avait joué Marat-Sade, la dispersion des faux aliénés de Charenton parmi les rangées de spectateurs avait fait surgir un malaise parmi ceux qui devinaient la brèche, entre la raison et la nuit de l’âme. Sa cheville se tord dans un creux du sol mal aplani, on la bouscule, la brume du soir se double du voile de rumeur qui brouille les voix. Elle s’immobilise, statufiée dans le réseau des phares qui s’allument sur le parking, comme un animal pris au piège. Derrière elle, le théâtre a disparu dans les ténèbres, Émergeant de sa torpeur, elle avance comme au-devant d’un danger qu’elle crée. Elle suit le train de ses pensées le long des voies d’eau barrées par les écluses, puis les façades de brique sombre la toisent de leur arrogance passée, les pierres l’étouffent comme dans une partie de go perdue. Elle presse le pas, traverse le halo de lumière échappé des portes ouvertes d’un pub, contourne les inconnus qui bavardent, leur pinte à la main. Il faudra traverser Alexandra Park avant de retrouver ses amis qui l’attendent dans la maison de Wilmslow. Mais avant d’atteindre la grille qui ne ferme jamais, s’étend une zone intermédiaire entre l’habitat et les chantiers de rénovation transformés en marécage sur lequel surnage les rebuts de la laisse urbaine. Sur un mur aveugle on a tracé en grandes lettres rouges Manchester Rule et This is a Wall. Un morceau de palissade mal jointoyée ouvre une fente utilisée par les chats errants qui miaulent à l’amour dans la nuit noire. Elle marche comme on dort dans l’attente du réveil. Un vent glacé venu de la mer d’Irlande s’est levé et soulève des sachets vides qui s’agglutinent contre les rideaux de fer des petites boutiques du quartier. La masse opaque des grands arbres obture le ciel nocturne. Elle se glisse dans le cadre du tourniquet et disparaît.
©lil
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