Voisinage


 voisinage

 

Un trait d’union entre les branches de l’acacia. Un petit trait noir, comme file une flèche, noir vite disparu dans le vert, un vert à nouveau compact, fusionné mais tremblant sous le mistral. Un trait noir et blanc, déjà oublié, effacé sous les feuilles qui tremblent sous la vibration de la note cuivrée. Un grand remue-ménage aussi, comme un nuage sans queue ni tête, pris de vertige, qui piaille et criaille et file là-bas au-dessus du Rhône qui s’écoule sous l’œil sans paupière de la muraille de Crussol. Un grand ciel vide, en creux, qui s’est mis à vibrer sous la note cuivrée qui monte de la rue étroite, resserrée, un goulet d’étranglement pour le mistral qui ne parvient pas à emporter la note qui s’élève entre les fenêtres, les fenêtres qui s’ouvrent parce que la note cuivrée vient heurter les vitres, toutes les vitres de la rue étroite, une note qui ne veut pas être étranglée et qui persiste, se répète, insiste. Alors ils apparaissent dans le cadre des fenêtres, de chaque côté de la rue et leurs bustes se penchent vers la trompette qui clame sa note sous le souffle de l’homme debout au milieu de la rue, sous les doigts de l’homme qui appuient sur les pistons, l’homme seul au milieu de la rue qui vient de sortir de chez lui et se tient à trois pas de sa porte, et sa femme apparaît elle aussi dans l’embrasure. Elle lève la tête vers les fenêtres ouvertes d’où dépassent des bustes, comme si elle suivait du regard chaque note répétée qui file dans l’encadrement du ciel balisé par les immeubles qui tracent un couloir où s’engouffre le mistral qui emporte chaque note jusqu’à la petite place bordée de platanes. Et d’autres fenêtres s’ouvrent, de nouvelles personnes tournent le coin de la rue et s’approchent du joueur de trompette qui a entamé un air de jazz. Dans l’intervalle mouvant des feuilles d’acacia le trait noir s’est arrondi et l’on aperçoit la pie posée sur son nid à la cime de l’arbre, la pie qui a replié ses ailes et semble capter le rythme qui s’élève dans le regard de son œil noir, comme subjuguée. Rien, aucun signe, aucun indice n’avait annoncé ce mouvement simultané aux fenêtres et tout ce qui en dériva. Rien d’ailleurs n’avait laissé présager les événements qui contribuèrent à ce frémissement inédit dans la rue étroite, mais aussi à d’autres fissures où disparurent les automatismes qui nous avaient servi d’armature, d’aucuns diraient de cage, même si cette libération en laissa plus d’un démuni et dans le plus grand désarroi. Le bras autour des épaules de sa femme, l’instit lance des bonjours personnalisés, il connait déjà chaque nom, ce qui n’est pas le cas de tout le monde, loin s’en faut. Tous ne se voient pas ou alors il faudrait se pencher dangereusement ou se tordre le cou. Une touffe de cheveux blancs au-dessus des jardinières. Les mouches blanches ont attaqué les pétunias. Elle est sur le point de se raviser mais elle agite la main de ci de là comme si elle tentait d’attraper des notes invisibles ou des bulles de savon. Elle pourrait inventer là tout de suite un haiku vite fait : Façades en molasse/ Frôlées par les notes perlées/ trop vite disparues. Qui est ce jeune couple qui vient de descendre l’escalier ? la jupe longue qui ondule, lui en retrait. On les connaît à peine, ils viennent d’arriver, d’Amérique ou du Canada. On ne sait pas. D’autres voix derrière le rosier grimpant, et soudain un pigeon qui surgit du jasmin en boutons. Sous la barre d’appui, les joues rondes d’une petite fille qui tente d’observer une enfant de son âge en contrebas. Elle fait des entrechats dans sa robe de princesse, compliments, révérence. Elle la rejoindra un autre soir. La leçon de piano est interrompue. Huit heures : c’est l’heure des applaudissements.

©lil

 


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