le Marchand de Venise, 1963
Comme surgis d’une fente dans la grosse tour des remparts, ils se répandent dans les rues étroites, occupent les ruelles pavées, débordent de la place du Centenaire, vêtus de cottes de drap, de chausses lacées de lanières de cuir, le capuchon des ganaches sur le front, les braies serrées d’une longue ceinture ; le peuple monté de la basse ville ouvre la voie aux marchands, aux édiles, aux Coucy, à l’évêque, chevauchant des destriers aux lourds paturons, dont les sabots claquent sur la pierre des pavés, bordant les gentes dames souriantes sur les charrettes déguisées en carrosses ; une profusion de damas, de fourrure, de coiffes, de guimpes, de mantels doublés de loutre ou de marte, de houppelandes, de galons de soie et d’argent ; et les enfants dévalent les rues en pente, les familles escaladent la poterne, et l’on montre du doigt le pharmacien qui tend son anneau à baiser, le juge de paix engoncé dans sa cotte de mailles et dont l’épée bat le mollet, la femme du boucher, le visage cerné par la guimpe et la barbette, raidie par le poids des tissus vert et garance. Une petite fille attend, le regard tendu, dressée sur la pointe des pieds ; elle cherche dans la foule un long manteau de damas or et châtain bordé d’une large fourrure d’hermine, un chaperon moiré sur un plissé qui couvre les épaules. Elle le voit, c’est son père qui lui fait un clin d’œil du milieu du cortège. Ils ont plongé dans une fente du temps, on est en 1163, et c’est bien plus beau que huit cents ans plus tard, aussi beau que la fresque de Mantegna à Mantoue, aussi beau que les tableaux vivants de Gaëlle Bourges à Avignon, au-delà des déguisements, au-delà des costumes. Ce n’est pas carnaval, ce n’est pas les Gilles et leurs oranges, ce n’est pas Carmentran ni Carême-prenant. Ça pourrait être le Théâtre du Soleil. Ça pourrait devenir une danse macabre si l’on y glissait quelques diables. Elle a vu ce soir là le Marchand d Venise et a glissé sa photo dans le coffret de plomb.
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