apéro confiné


 Les voisins arrivent discrètement, seuls ou en couple. Ils ont contourné le petit parking. Ils se glissent dans le Cour Saint Ruf. Un espace protégé des regards, jolies façades en pierre de molasse, face au parc qui descend en terrasse jusqu’au Rhône. La longue table se couvre rapidement de plats, de vins, géométries colorées des portions, le frais des fraises, le croustillant des petites bouchées, les verdures, le jaune acidulé et le rouge tranchant des poivrons, le surprenant dessert au matcha. Ils se retrouvent pour la première fois, on devine l’émulation des cuisiniers. Il flotte un parfum de transgression, un climat de complicité. Ils se rencontrent enfin, en pied, les voix prennent corps, on tombe le masque, littéralement. Ça leur donne un petit coup de jeune, pour les plus anciens, une euphorie mêlée d’une vague incertitude. Ils se connaissent si peu. Le soleil glisse lentement derrière les monts d’Ardèche, les ombres mouvantes se reflètent sur le muret du perron, La lumière dorée qui baigne la soirée les avantage, cela forme comme une peinture flamande, une ronde de nuit désarmée et secrète. Loin dans la savane, de tous horizons, arrivent les lions, les girafes, les gnous, les hérons garde-bœufs, et tant d’autres. Ils se rapprochent en baissant la garde, juste un peu, le temps de faire cercle autour du point d’eau, le temps d’une trêve. Est-ce si différent ? Qui l’impala pusillanime, qui la féline qui règne sur sa meute ? Celle qui joue les hôtesses par habitude, celui qui sirote en retrait ? On accueille les nouveaux, on recueille au passage quelques détails, les yeux écarquillés pour marquer l’intérêt, tout fait aventure. Les plus anciens qui jusqu’ici n’ont fait que se croiser sur leur bout de trottoir se reconnaissent de loin, lancent des boutades, se tutoient pour la première fois. Les enfants s’observent blottis derrière leurs parents, sauf la petite danseuse qui a mis son tutu et espère se faire applaudir à nouveau. On mange, on boit, on va de l’un à l’autre. On les retrouve plus tard par petits groupes. Les premiers mots avaient créé de frêles passerelles. On n’en est plus là. Il y a des regards de biais, des mises en garde. On raconte comment la voisine du dessous, la précédente, avait souhaité la mort du pauvre Tarquin, le pékinois. Le quinqua du 13 lance des œillades vers la jeune du 8 dans sa robe légère, celui du troisième, du haut de son mètre 90 déploie l’étendue de sa collection de revues rares. Il prononce des noms de comédiens avec qui il …, de soirées où… dans le 15ème ou aux Buttes, bref à Paris, dont on se défait pour refaire sa vie en province. Puis il fait trois pas en arrière, s’appuie contre le mur et contemple ces drôles de provinciaux grégaires. Un enfant s’est mis à pleurer, la petite du 11 l’a bousculé, il a fait une grimace, elle l’a pincé. Sous les lauriers roses le ton monte. C’est l’ingénieur et le jeune musicien. Qu’est-ce qui leur prend ? Tout s’interrompt. Une fraction de seconde. Alors s’élève une note cuivrée, quelques mesures d’un air connu. On refait cercle pour entonner les chansons rodées aux fenêtres. On oublie les deux adversaires qui ont failli tout gâcher. La nuit est tombée. La trompette luit sous le réverbère. Justine se dresse sur ses pointes, arrondit ses bras, et tournoie.

©lil

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