the rush for the door


 The rush for the door

 

Les deux battants de la grande porte vitrée sont encore fermés. Dehors le soleil de juillet a noyé la perspective dans un bain brûlant de lumière et éclabousse les stars qui plongent leur regard séducteur dans l’espace du hall : Michèle Morgan, Greta Garbo, Gregory Peck, Cary Grant, Hedy Lamarr, Clark Gable. Les volées d’escalier côté cour et côté jardin vont bientôt résonner sous les pas de la foule, pour le moment, le hall est désert. Les portes capitonnées étouffent les mesures de la musique qui scandent le défilé d’images sur le grand écran. Rachel, après le café puis les alcools qui concluaient le déjeuner du dimanche, fit souvent le court trajet qui menait au petit cinéma. Son mari rejoignait des amis au terrain de foot, elle allait rêver au fond d’un siège en velours rouge. Ce jour-là, Germain avait admiré cette jeune femme qui passait devant son restaurant. Sa longue robe fluide blanche et verte ondulait à chaque pas, elle avait réglé sa démarche sur celle de sa petite fille, une enfant de quatre ans qui sautillait avec l’effervescence de celle qui sent déjà sur la langue la brûlure glacé d’un Miko. Lui aussi avait vu les affiches au-dessus de la grande porte. On passait La ruée vers l’or. Mais son service se terminait tard, La Tour du Roy attirait les Belges et les tables resteraient occupées jusque tard dans l’après-midi. Tout à l’heure, Jeannot le rejoindra à La Civette et il lui demandera de raconter le film. Jeannot raconte bien. Surtout Charlot. Alors après le match on lui demandera de nous expliquer l’affiche : le chapeau maculé de blanc, la maison rouge de travers, et tout le reste. Jeannot, c’est le projectionniste. On ne surnomme le gardien de phare parce qu’on l’aperçoit dans sa petite cabine là-haut derrière son faisceau lumineux. C’est aussi l’instit , il parle comme dans les livres mais on ne lui en veut pas. 

 

La portière claque. Elle les attend sur le seuil. Son neveu, sa compagne, et des enfants dont elle a oublié le nom. Des noms qui claquent, d’une syllabe ou deux.  Elle sait déjà qu’elle sera assaillie de questions lorsqu’ils prendront le café sur la terrasse. Dis-nous, c’est qui là sur la photo, assis à côté de grand-père ? Raconte-nous la fois où papa… , tu faisais quoi en 68 ? Elle pose la cafetière à pression sur la table de jardin. Elle est prête, quoiqu’un peu inquiète de ses trous de mémoire ces derniers temps. Allez-y. Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Lola vient d’avoir quatre ans et papa a laissé entendre que tu avais fait ton premier scandale à cet âge-là. Oui, il paraît. Elle-même n’en garde aucun souvenir. On la taquinait parce qu’elle avait fait rater les sept dernières minutes du film, que ses hurlements avaient couvert la bande son – mais comme vous savez, c’est un muet – sa mère et elle avaient dû déranger toute une rangée de sièges et se faufiler dans le hall désert. Rien, même la promesse d’une deuxième glace, n’avait pu la calmer. Lola, aimes-tu les glaces ? Lola, v’la les bateaux, v’la les sam’dis, v’la les matelots. Ils se disent qu’elle perd la tête. Un film en noir et blanc lui aussi. Demy, ça lui revient. La chanson de Lola, Annick, Anouk… On va tourner, on va danser… La danse des petits pains, elle s’en souvenait, La ruée vers l’or

 

C’est long, elle remue, replie le fauteuil, ça la coince, il fait noir, l’élastique de sa culotte lui pique les fesses, elle se tortille. Sois sage ! Elle veut cracher : le goût rêche du bâton lui reste sur la langue. Et sa robe est tachée. Dans le carré de lumière elle a vu un ours brun, des hommes méchants qui se battent, parfois elle ne voit rien, c’est tout brouillassé. Dans le noir elle entend des rires. Elle a reconnu Charlot à cause de sa canne et de sa moustache. Mais elle, ça ne la fait pas rire du tout. Dans l’entrée elle a aperçu Jean-François avec ses parents. Ils sont montés au balcon et même en se tordant le cou, elle ne le voit pas. Le faisceau de lumière l’éblouit. On lui a dit que l’ombre qui remue dans la petite fenêtre c’est monsieur l’instituteur qui voit tout, alors tiens-toi bien, c’est bientôt fini. Charlot est dans une petite maison en bois et ça souffle. Tout bouge, ça lui donne le vertige, elle a mal au cœur. Elle crie.

©lil

 

 

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