Transit


 1 comme un roman

 

« Je suis en transit ». À l’entendre, on dirait une maladie : transitis. Voilà la première phrase qui surgit, debout sur le palier du septième étage, boulevard Blanqui. À ses pieds, un tout petit bagage rempli à la hâte, sans réfléchir. Un palier qui est donc une salle de transit, vide, qui ouvre sur un long couloir. Destination inconnue. Le hoquet de la porte refermée derrière lui s’est évanoui dans le silence de l’espace insonorisé. Il attend. Marie s’est peut-être approchée pour entendre ses pas résonner dans l’escalier, une marche après l’autre. Peut-être espère-t-elle la note aiguë de la sonnette. L’un et l’autre debout, aux aguets, de part et d’autre de la cloison, elle dans leur espace familier, lui sur le palier, son vieux sac de cuir avachi à ses pieds. Allons, Loth ne s’est pas retourné sur la route de l’exil. L’ascenseur affiche le compte à rebours, 5, 4, 3, 2, 1, 0. Top départ. Il reste là, décontenancé derrière la vitre de l’immeuble. Il voit son nom sur la boite à lettres. Peut-être devrait-il l’enlever. Ou mieux, le barrer pour que tous les habitants, le gardien, le facteur, les livreurs, tous voient que Beck Élie n’est plus ici, pour que Marie, en relevant le courrier, voie derrière la cicatrice noire à travers les lettres, la marque de sa présence/absence. Et regrette, peut-être. Ses jambes l’emmènent comme à l’ordinaire vers Glacière. Les ados sont déjà là à bondir sous les paniers de basket. Il regarde leurs chaussures. Au prix exorbitant. Tant de choses lui échappent. Autour de lui, c’est la vie ordinaire : les transversales entre les piétons et les voitures au rythme des feux verts et des feux rouges, Son quartier depuis neuf ans. Aucun matin, en se dirigeant vers le métro il n’avait fait le décompte. Voilà l’autre nouveauté : d’abord en transit, et puis neuf ans. Neuf ans chez Marie, Marie qui ne veut plus de lui. Qui trouve leur vie « ordinaire ». Tout ça à cause d’un livre qu’il lui a offert, La Vie ordinaire, d’Adèle Van Reeth. De l’influence des livres sur le cours de la vie. Elle lui a expliqué la différence entre le quotidien et l’ordinaire. Il n’a pas vraiment compris. Ni le rapport avec leur vie. Il regarde les gens sur le quai. Sont-ils aussi confrontés à l’impasse cachée derrière le rythme des jours ? Dans le reflet des vitres de la rame il aperçoit un type ordinaire, un sac de cuir fatigué à la main, qui a l’air de se demander s’il ne devrait pas être sur le quai en face. La rame repart.  Les souterrains, la foule dans l’axe des rues et des avenues, tous ces lieux attachés à des moments de leur vie, la ville entière dit Marie. Quitter Marie, Quitter Paris. Il est sous le panneau des départs gare de Lyon. Valence, Avignon, Marseille. 12h08. Milan, Lausanne, … Il pourrait téléphoner à Jean-Matthieu. Lui donner rendez-vous Place Saint-Sulpice. Sans rien préciser, s’asseoir à la terrasse, regarder les bus passer, créer l’entracte avant de jouer le deuxième acte. Dont il ignore encore le décor. Sur le parvis, le ballet des taxis. Tous ces gens qui vont d’une ville à l’autre. Chassé-croisé incessant, ça lui donne le vertige. S’il part loin, il pourra revenir. Tirer sur l’élastique et relâcher. Il a suivi un jeune couple jusqu’au quai. Quai F, F comme Fuite, comme Finalement, comme Foutrement Furieux. Fuck Marie, Fuck Paris. Les bariolages agressifs des tags sur les murets suivent son regard qui glisse par-dessus la Seine, le long des fenêtres aveugles des tours, dans le halo grisâtre de la pollution qui stagne sur la ville. La géométrie métallique des hangars, les friches parsemées de rebuts, tout cet espace dévoré par la laideur, un attirail monstrueux. Plus tard il ouvre les yeux sur les douces rondeurs de l’Auxerrois, le vert frais de la Bourgogne, vers la montagne, vers l’Italie, vers la Toscane, vers la reine de Saba à Arezzo, pourquoi pas. Neuf c’est aussi un recommencement. 

 

2 comme une nouvelle

 

Un pilier tranche la fresque. Des femmes nobles, hiératiques et douces viennent d’atteindre le but de leur long périple. On desselle le cheval, les genoux ploient. À droite la rencontre. Dans la fraîcheur de la basilique d’Arezzo, un homme contemple la scène. Lui aussi a fait un long périple, un vieux sac de cuir avachi à ses pieds. Quand il avait fallu briser la sidération qui le paralysait, là-bas dans la gare de Lyon, soudain le désir urgent de revoir la fresque était devenu une évidence. C’est donc lui qui allait sortir de l’ordinaire, du quotidien, il ne savait plus la différence, et quelle importance. Marie restait à Paris. Marie le quittait, il quittait Paris. 

©lil

 

Commentaires

Articles les plus consultés