ombres mouillées


Chaque jour la page s’ouvrait sur la même photo. Le lancinant, l’imparable rituel du matin. Sur l’écran le doigt appuyait sur Accueil et inévitablement le même cadrage, la même surface grise, et l’on se doutait bien que ce n’était pas une photo en noir et blanc. D’autres postaient des images floutées de vieux films où passaient des silhouettes à peine visibles et toujours interrompues dans un geste qui devait se poursuivre sur la pellicule ; et ces apparitions venues de l’autre côté de l’Atlantique venaient compléter les fantômes des rêves à demi effacés de la nuit que l’on ne cherchait pas à retenir. Mais ce paysage flottant dans un brouillard tenace vous capturait et l’on glissait vers les ramures à peine esquissées, l’on cherchait son propre reflet dans ce miroir d’argent éteint, l’on s’égarait sur les chemins de l’enfance noyés dans la brume humide où attendait une dame blanche ou la statue d’un angelot aux ailes repliées à l’abri d’une verrière dans la prairie parsemée de pierres tombales et de fleurs fanées. C’était un autre monde, un autre âge, celui qui avait imprimé ses premières sensations. On se souvenait bien aussi des jours d’été et du ciel d’un bleu pâle qu’animait le bleu plus intense d’une libellule et de la senteur des premières aubépines qui écorchaient la pulpe des doigts. Mais ce qui était perdu, dans cette ville méridionale actuelle était le frisson de l’égarement, la vue qui s’amenuise, le mur d’eau impalpable qui va vous effacer, vous diluer comme se diluaient les voix et les sonorités en lambeaux. Chaque matin l’on guettait le nouveau cliché muet dont on fouillait les ombres, tout un monde perdu qui cherchait une empreinte.
©lil

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