atelier de françois bon, la nouvelle
1.
Ce n’est que bien
plus tard, quand tout fut retombé dans l’oubli, que je commençai à trouver un
fil à ce qui avait semblé être des anecdotes éparses, à deviner un motif qu’il
restait à dessiner précautionneusement, d’un pinceau très fin, juste pour en
savourer la complexité sans en rechercher le sens. N’est-ce pas ce que nous
faisons tous, cette tentation pressante d’inscrire le chaos de nos vies sur une
trame qui justifierait nos existences. Les êtres que j’allais réunir sur le papier
ne s’étaient pas tous rencontrés mais une combinaison de hasards m’avait permis
d’observer néanmoins leur intrication quasiment quantique.
En
mécanique quantique, l’intrication quantique, ou enchevêtrement quantique, est
un phénomène dans lequel deux particules forment un système lié et présentent
des états quantiques dépendant l’un de l’autre quelle que soit la distance qui
les sépare. (source : wikipedia).
Mon parcours
intellectuel n’a rien de scientifique et ce fut l’impulsion inexpliquée de
rechercher un synonyme au mot intrication qui mena à la lecture de cet
article : il me fit découvrir l’état de la recherche quantique qui
démontre comment ce principe est contraire au réalisme local ainsi qu’à la
notion conventionnelle du temps. À l’instant où je cherchai une justification à
mon entreprise encore embryonnaire, vous devinez bien combien cette lecture
éclaira mon projet et créa un état d’excitation inédite qui détermina la suite
de mes jours. Mais était-il nécessaire de trouver une justification à ce qui
n’était au fond que fantaisies au sortir de l’hiver.
2.
Ils étaient là, dans
ce Bar des Amis, au pied de la circulade. De ma table sur la terrasse, j’avais
remarqué ce groupe qui s’était formé peu à peu. D’abord trois d’entre eux
étaient descendus d’une voiture immatriculée dans la Drôme, une femme et deux
hommes qui s’étaient dirigés d’emblée vers une banquette où était déjà assise
une paysanne qui semblait être du lieu à sa façon de sourire au patron debout
derrière le comptoir. Un autre homme les avait rejoints, élégant dans son
costume blanc, puis un autre à l’aspect bourru et la voix grave. Ce qui avait
retenu mon attention était l’un des passagers de la voiture : un petit
homme maigre, la tête coiffée d’un grand chapeau noir, à la démarche peu assurée
et à l’accent parisien qui tranchait parmi les voix aux intonations occitanes. À
cette heure de la matinée le café était vide et le fond de la salle
disparaissait dans l’ombre épaisse. J’avais décidé d’une courte halte dans ma
promenade à l’ombre des platanes, et sortant mon carnet je m’étais mis à noter
les bribes de conversation qui me parvenaient par la porte grande ouverte.
« Vous savez, c’était un personnage… il avait connu Sartre et sa bande…
vous avez lu le premier ?... son côté voyou… comment est-il mort ?...
et il t’a montré ses poèmes ?... vous étiez amis ?... jamais il
n’a… » Chacun prenait la parole et semblait vouloir convaincre l’homme au
chapeau de leur intimité avec celui dont ils évoquaient les souvenirs. Lorsque le
barman passa près de ma table je lui demandai de quel écrivain ils parlaient.
J’appris qu’il s’appelait Paco et qu’il était mort quelques années auparavant.
En faisant quelques recherches je découvris quatre ou cinq titres, certains
épuisés, tous chez Gallimard, puis je recensai les articles encore disponibles
sur l’auteur. Il apparut que son décès avait été annoncé dans Le Monde mais les circonstances de sa
mort variaient selon les signatures : assassinat, suicide, noyade.
Pourtant dans ce bar occitan il avait été question de maladie et d’hôpital.
Rien de dramatique ni de tragique comme on le suggérait ici ou là. Je trouvai
un jour l’un de ses ouvrages. Il avait été dédicacé à Lily et sa voix qui tue !
et un signet marquait une page dont un paragraphe avait été souligné. « Encore
faudrait-il qu’on sache qu’il s’agissait précisément de cette mort-là et non
d’une autre. » Le livre avait été publié vingt-cinq ans auparavant. Ces
circonstances étranges qui se confirmèrent un demi-siècle plus tard
m’incitèrent à composer une suite de portraits que j’intitulai Vies
Brèves ; les premiers me furent soufflés par cette rencontre fortuite dans
le village occitan où je ne suis jamais retourné.
Vie brève de Juan T.
présent lors de la rencontre des amis de Paco :
La vie de Juan ne
fut ni brève ni courte car toujours bien vivant, il va bientôt fêter le siècle.
Il vécut dans de nombreux pays, certains cléments, d’autres non. Il en résulte
une langue bigarrée lorsqu’il revendique de parler, ce qui est rare.
Vie brève de Richard
D. présent lors de la rencontre des amis de Paco :
Richard éblouissait
ses convives par ses connaissances sur nombre de sujets. On savait qu’il avait
été kiosquier à Paris, carrefour de maints érudits qui s’arrêtaient volontiers
devant son édicule sur le chemin de la Sorbonne. Depuis leur disparition –
celle des kiosques, et non des érudits – il s’était retiré dans ce village en
circulade et chacun se disait en l’écoutant qu’on lisait en lui comme dans un
livre ouvert, ce qui était parfois source de confusion car chacun interprétait
ses paroles à sa manière.
Vie brève de
Paco :
La biographie de
Paco sera un régal pour qui s’y attellera car il s’est lui-même inventé tant de
vies imaginaires qu’elle offrira une grande liberté d’interprétation à qui les
rassemblera. On ne sera donc pas étonné que sa mort elle-même soit sujette à
conjectures.
3.
Au fil de mes
curiosités je m’étais mis à me prendre d’intérêt pour les dédicaces que les
écrivains dispensent généreusement au cours de leurs périples obligés de
librairie en médiathèques de province. Des hasards m’avaient même amené à
resserrer ma collection autour d’un seul prénom, celui que Paco avait griffonné
de son écriture presque illisible, Lily. J’avais trouvé un ouvrage historique
sur le 15ème siècle dont la bibliographie érudite laissait penser
qu’il était le résultat d’une recherche de toute une vie. L’auteur était
inconnu de l’université mais le titre apparaissait dans le catalogue de
plusieurs universités, y compris américaines. Le sujet ne m’intéressait guère
mais la couverture en était frappante et le texte était dédié à : To Lily, obviously. Au-dessus de la
signature du prénom de l’auteur, ce qui sous-entendait une certaine intimité,
signature à grands jambages, on lisait : « À Lily (et à l’esprit de
Lily) sans qui toute l’histoire eût été bien moins drôle. » Les
algorithmes de Google avaient déniché la photo de couverture, un détail de L’Enfer du musicien de Jérôme Bosch.
Elle renvoyait à une page Facebook au nom de Lily Briscoe. Décidément l’enquête
avançait et je sentais la trame se nouer qui m’offrirait l’opportunité de
composer un nouveau portrait imaginaire à partir des éléments glanés par le
hasard. Rien n’avait été posté depuis de longs mois mais tout était encore
disponible à la curiosité du public. Chaque jour la page s’ouvrait sur la même
photo. Le lancinant, l’imparable rituel du matin. Sur l’écran le doigt appuyait
sur Accueil et inévitablement le même cadrage, la même surface grise, et l’on
se doutait bien que ce n’était pas une photo en noir et blanc. D’autres
postaient des images floutées de vieux films où passaient des silhouettes à
peine visibles et toujours interrompues dans un geste qui devait se poursuivre
sur la pellicule ; et ces apparitions venues de l’autre côté de
l’Atlantique venaient compléter les fantômes des rêves à demi effacés de la
nuit que l’on ne cherchait pas à retenir. Mais ce paysage flottant dans un
brouillard tenace vous capturait et l’on glissait vers les ramures à peine
esquissées, l’on cherchait son propre reflet dans ce miroir d’argent éteint,
l’on s’égarait sur les chemins de l’enfance noyée dans la brume humide où
attendait une dame blanche ou la statue d’un angelot aux ailes repliées à
l’abri d’une verrière dans la prairie parsemée de pierres tombales et de fleurs
fanées. C’était un autre monde, un autre âge, celui qui avait imprimé ses
premières sensations. On se souvenait bien aussi des jours d’été et du ciel
d’un bleu pâle qu’animait le bleu plus intense d’une libellule et de la senteur
des premières aubépines qui écorchaient la pulpe des doigts. Mais ce qui était
perdu était le frisson de l’égarement, la vue qui s’amenuise, le mur d’eau
impalpable qui va vous effacer, vous diluer comme se diluaient les voix et les
sonorités en lambeaux. Chaque matin guettait le nouveau cliché muet dont on
fouillait les ombres, tout un monde perdu qui cherchait une empreinte. Le
portrait flouté de Virginia Woolf faisait écho au pseudo, Lily Briscoe, la
jeune peintre de To the lighthouse,
celle qui avait eu sa vision. Je commençais à imaginer l’errance de mon
personnage à travers ses métamorphoses selon les lieux et les rencontres. Une
sorte de Didon mythique recouverte des pétales des dédicaces, remember me… Les textes anciens ne sont
pas avares de récits contradictoires et de même que Paco s’était multiplié en
autant de vies imaginaires, autant les variantes du mythe de Didon permettaient
toutes les libertés. Certains disent que Didon se jeta dans les flammes pour ne
pas épouser le Lybien, en veuve fidèle à son mari tué par son frère Pygmalion dans
la lointaine Phénicie. Certains disent que Didon, conquise par les récits
d’Énée, se livra à sa flamme une nuit d’orage avant d’être abandonnée. Elle gît
sous une pluie de roses dans nos mémoires. Certains disent que Didon, à l’orée
de la forêt de myrtes où errent les ombres des Enfers, entendit, immobile et
muette, les pauvres excuses d’Énée, puis s’enfuit comme feu follet. Certains
disent que Didon et les dames de jadis, dans le deuxième cercle de l’enfer
glacé, semblaient portées par un vent mauvais comme vol de grues ou de colombes
poussées par les feux du désir. Didon, Elyssa, l’errante, dont le royaume de
Carthage ceint de lanières de cuir disparut sous la cendre.
4.
Il m’intéressait peu
de rencontrer Lily en personne, ni même de vérifier les intonations de sa voix
qui avaient autant frappé Paco. Non, l’objet de ma quête se résumait, malgré sa
difficulté, à retrouver des éclats de poésie, des diamants inspirés de celle à
qui on avait dédié des textes si disparates. Bien sûr il y avait les Effilures qui ponctuaient certains jours
mais je m’étais convaincu que d’autres carnets recélaient des perles. Le hasard
encore me fut bienveillant. J’avais signalé ma recherche de renseignements et
je reçus un jour dans ma boite aux lettres un paquet posté de Bretagne. Il
contenait un carnet, The 5 year memory
book dont les pages se divisaient en cinq, chaque division précédée du
chiffre 20. Écartant toute tentative de comprendre cette disposition je parcourrai
les pages écrites de diverses encres, des citations, des phrases datées de 1979
pour les plus anciennes. J’en récoltai un florilège que je vous soumets :
« on dit toujours les murs de la classe, jamais ses baies vitrées. »
« Les plaisirs aident à traverser l’instant, la peine crée l’interminable. »
« Ils sont cultivés, je suis pleine d’herbes folles. » « Les
souvenirs des chemins verts reviennent. Ils crèvent le goût de bitume du
présent. » « Quels animaux pointent la tête par-dessus les murailles
des villes mortes ? » « ramener à la raison, du moins à de meilleurs
sentiments. » « une caresse disparaît sans mot dire. » « Je
n’étais capable de quitter le sol que d’un pied à la fois. »
« chat : ton passage comme un creux dans le coussin du cœur. »
« l’opacité charmée du langage murmuré. » « un sol spongieux où
l’eau affleure. » « le dissolvant sur le vernis criard de la réalité
griffue. » « ai-je fini d’en découdre ? »… Une carte me
promettait d’autres cahiers, de courts textes, des traductions, tous réunis par
une nièce qui ne savait que faire de cet héritage ; elle avait aussi
recopié d’autres phrases : « des récits comme des ponts branlants
jetés sur le vide des destinations inconnues dont l’horizon recule. »
« elle plongeait dans la forêt et inventait un parcours sur les brisées
des bêtes sauvages. Sa grâce fluide ne la soulageait pas de ce qu’elle fuyait.
À son passage les branches frémissaient, ou était-ce le vent ? » Je
repensai au personnage de Lily Briscoe dans La
Promenade au Phare, lorsqu’elle tente de poser sur la toile le mystère de
la révélation. Un autre feuillet glissa du paquet. « … Il s’absorbait dans
le mordoré, l’ambre qui attirait le soleil filtrant par ses fenêtres. Parfois
un reflet de couleur verte le métamorphosait et il voyait la luminescence des
élytres de la cétoine dorée. Le temps de rêver à l’insecte reposant entre les
pétales d’une rose, la nuance avait viré. Ses pupilles à demi cachées derrière
les paupières percevaient maintenant le miel de pissenlit, jaune éclatant ou le
miel d’acacia onctueux et pâle. Des champs parfumés apparaissaient alors, des
étendues piquetées de soleils baignés par le parfum délicat des grappes de
fleurs d’acacia. Il inventait des baumes subtils pour calmer les brûlures, la
brûlure des séparations que seule la poésie cicatrise. La poésie ou la
peinture. Il se préparait une palette qui ferait surgir sur la toile l’ocre
tendre de la circulade, le vert grisé des feuilles de l’olivier, le vert tendre
de l’amande amère. Son regard traversait la matière comme on voit à travers un
vitrail, un vitrail derrière lequel la ville reculait, s’effaçait presque, où
le verre s’exaltait entre les plombs qui le soutiennent. Une flamme. Celle qui
n’en finit pas de se consumer dans la coupelle déposée dans le temple, celle
des rituels propitiatoires qui défient la mort et la disparition. Tremblante.
Elle se condensait à nouveau, se gélifiait, mimait l’ambre. Il s’imaginait
pénétrer la gelée et comme un insecte, perdurer, incrusté là-dedans, lui-même
scarabée d’or, un leurre d’éternité, un message crypté sur une carte en forme
de tête de mort, une trace de leur vie de pirates, un souvenir d’Edgar Alan
Poe. Nevermore. ». Un motif commençait à se deviner.
5.
Ma vie changea. Je
passais plusieurs années dans divers pays où l’obligation de gagner de quoi
vivre m’avait envoyé. Lily disparut de mes préoccupations. J’avais remercié la
nièce pour sa confiance mais je dois admettre que les documents dormaient dans
une malle quelque part dans un box où j’avais entreposé quelques objets
encombrants. Je notais parfois quelques impressions que j’ajoutais dans le
carnet noir que j’avais emporté. Des morceaux de puzzles pour rien, pour
noircir des pages, noircir les heures, des images parasites qui se glissent au
travers d’une ligne, des merveilles qu’on ne saura dire ; une ouette
d’Égypte qui vole parallèle à la voiture qui roule le long des sens uniques
dans la circulation de la ville ; le rythme sourd de coups mats sur le sol
et une petite auto noire comme un insecte que la chaleur écrasante semble
ralentir, jusqu’à l’apparition fugace d’un grand cheval et de son cavalier
lancés au grand galop, comme surgis du temps d’antan, frôlant l’habitacle noir
qui semble immobilisé par l’élan qui le double ; un profil comme un camée,
menton posé sur le buste, absorbé tout entier, ce qu’il y a de réconfortant
dans sa profondeur, ce qu’il y de vérité
aussi, ce qu’il y a de désarçonnant ; des mots d’avant les choses, les
sons étranges qui inventent les choses, les syllabes entendues de langues
inconnues, qui dérobent l’objet dont elles ont flouté les contours. Pour rien.
Pour se dire que quelque chose a eu lieu. Parfois, je tournais les premières
pages du Memory Book et tombais sur des citations que j’avais occultées :
« ouvrir le vers-où. » « Emerson : We are like travellers
using the cinders of a volcano to roast their eggs. » « O’Neil :
Pardon me while I have a strange interlude. » Lily et ses bizarreries
continuait à me tenir compagnie.
6.
Je ne pensais pas si
bien dire. Un jour je m’avisais que le carnet cachait une pochette. J’en tirai
deux feuillets pliés. J’éclatais de rire. Cette fois elle s’était prise pour
Madame de Sévigné. Je ne résiste pas à inclure ces deux délires liliesques.
Je
ne sais en
quelle disposition vous serez en lisant cette lettre. Le hasard peut faire
qu'elle viendra mal à propos, et qu'elle ne sera peut-être pas lue de la
manière qu'elle est écrite. A cela je ne sais point de remède.
J'ai
passé ici le temps que j'avais résolu, de la manière dont je l'avais imaginé.
Je me doutais bien que nos solitudes - ou les distances qui nous séparent -
feraient surgir de nos esprits le meilleur de ce qu'ils puissent concevoir. Je
me doutais bien que le commerce dont on prend soin de huiler les rouages, nous
porterait vers davantage d'amitié. Je me doutais bien aussi que je regretterais
de ne point voir vos visages, et de ne point entendre vos voix.
Voilà donc, mes très chers, ce qu'il en
est de mes dispositions présentes.
Il me prend quelquefois l'humeur de
remonter les fleuves et d'élucider le mystère de leur source. Mais, ainsi que
le Danube - ou la Loire voisine - une fois atteint ce que l'on prétend être le
lieu où sourd l'eau pure, on fait un pas et puis un autre et voilà que ces
maigres rigoles se multiplient et qu'on se tient là, tout esbaubi, devant
l'énigme à nos pieds. Le fleuve si large et si majestueux dégoutte ainsi qu'un
tuyau de gouttière une fois l'orage apaisé; un minuscule ploc ploc assure qu'il
ne s'est pas tari. Mais tout soudain c'est la magie qui nous menait qui, elle,
s'est tarie. J'ai beau tourner, j'ai beau chercher, ma tête et mon esprit se
creusent... Mais de quelque façon que j'y songe, tout m'échappe. Et je me sens
toute extravaguée.
Ainsi donc des disparitions et des
apparitions.
Les fleuves coulent sans nous mais ils
acceptent de nous prêter leur dos. Nous flottons comme débris, fétus ou
bouchons de liège. Et nos desseins en sont tout récurés. Ce que l'on a vu
couler sous les rebonds de la cascade réapparaît plusieurs lieues plus bas. Et
nous savons alors que rien n'est vraiment perdu.
Vous me mandez la raison de cette
épître, mes beaux amis. Et vous craignez que je radote. N'ayez souci de moi.
Toute votre sagesse ne m'empêcherait pas de vous faire voir toute ma folie.
Mais n'ai-je pas raison de songer sur la rive du temps? Nous nous tenons sur le
seuil de nos apparitions, dans l'orbe de nos obscurités. L'iridescence et la
ténèbre, comme deux amants, se combattent et s'étreignent.
On passe les heures creuses du dimanche
à rapsoder, et voilà que nos amis se lassent.
Adieu donc, jusqu'à demain. Et
pardonnez mes verbiages.
Madame de... votre humble amie , LBL
Mon
dieu, ma bonne,
me voilà toute prëte à vous narrer ce que vous me mandez. Je ne vous ai point
écrit ce cruel mercredi, si affligée et si accablée que j’étais après si
troublant cauchemar. Et la pensée que ces visions funestes vont ainsi
apparaître à nouveau devant moi en fait trembler ma plume. Vous me dites que
vous ne pouvez souffrir de me savoir en proie à si maléfiques songeries quand
tant de lieues nous tiennent éloignées. J’en suis touchée plus que ne puis dire
et c’est bien la seule raison qui me tient à cette table car vous savez combien
me sont désagréables ces aveux de faiblesse et comme je crains ces radoteries
de vieilles gens qui lassent au-delà de tout. Je voudrais bien faire fable de
tout ceci et en plaisanter mais pour l’heure j’en suis toute extravaguée. Je
rêvai donc que je descendais le Rhône de Lyon à Valence comme il m’est
coutumier dès lors que j’ai dessein de vous visiter. La nuit occultait les
rives et la lune restait muchée derrière d’épais nuages. Tout soudain un froid
glacial me transit jusqu’à la moelle et les flots commencèrent une telle
diablerie que notre embarcation en fut chavirée. Sans plus d’explication je me
trouvai juchée sur un petit rocher qu’on appelle la Table du Roy au pied des
vignes de Tain, seule rescapée de ce terrible naufrage. J’exhortai tous les
saints que je priai fort de ne point vous faire orpheline. Mon cœur se brisait
à l’idée de votre chagrin. En bref je m’égosillai en vain. On ne pouvait ni
voir aucun feu ni ouïr le moindre bruit hors le vacarme du courant en folie
dans ce temps de diantre. Or, du fond de l’horizon apparut un groupe d’oiseaux
blancs que je pris pour des cygnes qui frôlaient l’écume de leurs ailes filant
vers la mer. Ils se posèrent autour de mon écueil, encerclant le rocher.
Chacun, courbant le col, s’arracha une plume qu’il me tendit de son bec orangé,
et assise dans mes jupons détrempés, je me mis à écrire des missives à tous nos
bons amis. Ainsi passa la nuit que j’en oubliai ma détresse. Il est vrai que notre
constitution cache bien des mystères et je doute que quiconque y démêle la
raison. Aujourd’hui je me sens encore toute déréglée et rougis de toutes ces
folies. Il s’en fit une plus grande encore quand mon rêve me fit m’envoler avec
ces volatiles, leurs plumes et ma chemise noircies de mes écrits. Nous partîmes
pour les contrées barbaresques loin de cette Europe où les pitoyables cours
royales auront tôt fait de nous oublier. Au réveil j’avais renversé l’encrier
et mes draps en étaient tout tachés. Qu’auriez-vous cru de moi, ma toute bonne,
de me voir si souillon. Plus j’y pense, ma bonne, plus je trouve que je ne veux
point que l’on sache ce délire. Je m’en vais donc jeter dans l’âtre cette
missive. Je la regarderai se réduire en cendres pendant que je vous écrirai
l’étendue de mon affection et que je goûterai à pleines voiles le plaisir de
vous voir tantôt.
Votre
toute bonne, LBL
Les masques se
superposaient. Mon enchantement grandissait. C’est alors que je décidai de
transcrire ici l’aventure qui avait ponctué le cours des jours en si bonne
compagnie.
©lil
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