un nom occitan assez commun
La
coupure s’était consumée en petit tas de cendres. Ça ne changeait rien, juste
un geste. Ça ne réduisait pas la brûlure. Un geste pour rien. Restaient les
doutes, et ce qu’il choisirait de croire. L’article avait attiré son attention,
un nom à vrai dire, une signature. Un jour comme un autre, banal, la routine
matinale : une terrasse, un café à une terrasse et Le Monde pour les mots croisés. Ce nom avait surgi de son passé
dont il avait tourné la page. Croyait-il. Jusqu’à ce moment-là. Il alluma une
cigarette et regarda la photo de son ancien ami, le visage de ses trente-trois
ans. Cette fois il n’avait pas besoin de lire son nom. Leur café à Paris, les
fêtes à Formentera, leurs amours, tout était là. Tout était fini. Les lignes de
la nécrologie s’écrasaient en taches illisibles.
Plus
tard, chez lui, il avait téléphoné à une vieille amie. On lui avait parlé d’un
suicide, d’un revolver. Ça ne tenait pas. Trente ans étaient passés dont ils
ignoraient tout, même et surtout les autres à Paris. Dans un tiroir il avait
retrouvé un vieux carnet d’adresses mais les numéros de téléphone ne
correspondaient plus. Il s’était fait aider par la jeune bibliothécaire qui lui
avait retrouvé deux adresses sur le net. Il avait appelé. L’article avait retracé
les années sartriennes, les quelques livres publiés, les dernières lignes se
terminaient par une allusion à une lente descente aux enfers, une errance
parisienne anonyme. B. avait été plus disert. Il croyait se souvenir qu’aux
dernières nouvelles Paco vivait sur une île, peut-être aux Canaries, ou quelque
part en Asie. Quelqu’un lui avait dit que leur ami avait marché droit vers la
mer, les vagues l’avaient emporté. C’était digne d’un roman. Ils avaient
échangé quelques phrases sur leurs vies respectives mais Gilbert s’était montré
réticent sous une prolixité de couverture. L’autre numéro avait sonné dans le
vide. Et puis le hasard. Un après-midi il avait évoqué sa rencontre avec Paco.
Il ne pouvait s’empêcher d’éblouir les jeunes femmes avec ses citations, avec
les noms d’amis qui gravitaient autour d’écrivains pas tout à fait oubliés. Les
jeunes femmes souriaient. C’était facile. Mais ce jour-là, à la terrasse, l’une
d’entre elle avait sursauté et donné le nom complet de Paco. Elle était allée à
ses funérailles, disait-elle. Elle avait parlé de l’article du Monde avec colère : un tissu de
mensonges de la part de soi-disant amis qui l’avaient abandonné depuis
longtemps. Il avait vécu ses dernières années dans un village du sud où elle
allait régulièrement en vacances. Il s’était pris d’affection pour elle, à sa
façon bourrue, il lui avait montré ses derniers poèmes. On pouvait l’emmener
là-bas, lui faire rencontrer ceux qu’il fréquentait, qui s’étaient occupés de
lui avant son départ pour l’hôpital. Quelle banalité. L’hôpital. Mais il avait
accepté. Dans la garrigue il avait rencontré J., J.L., D, M. et d’autres dont
il avait oublié le nom et le visage. Il avait vu sa petite maison dans la
circulade et Anita lui avait servi le vin de sa vigne et offert une bouteille
d’huile d’olive de ses oliviers avec le nom de Paco sur l’étiquette. Elle aussi
avait dû répéter plusieurs fois son récit. Il avait beau les écouter, croiser
les témoignages, les anecdotes, ça ne suffisait pas. Ces gens-là parlaient d’un
autre. Un double qui avait vécu des bribes de la vie de Paco. Un étranger. Un
étranger presque familier mais qu’il ne voulait pas reconnaître. Chez lui, il
avait sorti l’article découpé dans le journal et avait pris son briquet.
Personne ne l’obligerait à croire l’un plutôt que l’autre. Leur jeunesse
s’était évanouie.
Quelque
chose avait eu lieu mais qu’était-il arrivé ? On se met en scène mais
soudain on découvre qu’au-dehors existent des versions de soi que l’on ne
connaît pas. Elle ne comprenait pas son entêtement, sa moue dubitative
lorsqu’ils évoquaient leur ami commun à des années de distance. Chacun ajoutait
une anecdote, une impression ; on se plaignait que la sœur éloignée ait
capturé ses dossiers. On finissait chacun par se sentir légataire et l’on s’accrochait
à son propre récit. On finissait par se sentir trahi.
Alors
chacun dans leur coin, ils avaient écumé les sites de livres d’occasion. La
plupart des ouvrages étaient épuisés. On se souvenait d’en avoir lu certains.
Même cela, l’écriture, son œuvre de fiction où il avait mis tant de lui,
s’effaçait. On se débattait avec une ombre. Restait un nom qui évoquait le sud.
Un nom occitan assez commun.
©lil
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