les amis


Ils sont là, Anita les a fait venir à la demande de L. Ils s’agitent, leurs yeux détournés ne se croisent pas… C’est qui, déjà ? Son meilleur ami, a-t-il dit. Il y a trente ans, à Paris. Son fantôme les observe du coin obscur du café, le Bar des Amis, le bien nommé, se dit-il, goguenard. Ils ne se doutent pas qu’il les observe, que les fantômes existent, qu’il va se gausser de leurs petites phrases. Les voilà… Alors, dites-nous, vous le connaissiez alors ? Il sent leurs petits yeux qui le transpercent. Il était à eux et voilà que lui aussi en réclame un morceau… Gilbert, Gilbert son vieux complice, ici ! Dans ce village occitan, avec L, elle et sa voix qui me tue. Comment a-t-elle pu ? Ils vont le triturer, se le passer de main en main, regardez ce qu’il m’a laissé. Un trésor. Et vous, c’est quoi, ça ? Oui, pas mal. Mais vous savez, il ne le montrait pas à tout le monde. Gilbert les regarde derrière ses paupières à demi fermées : ces villageois, ses amis ? Ces ploucs ? Ils s’ébrouent. Ils ne savent rien, ni lui, ni eux. Que peuvent-ils savoir. On s’ennuie tellement ici, vous savez, lui, c’était un personnage… il avait connu Sartre et toute la bande… une petite traînée d’étincelles qui rejaillit sur eux, les oubliés, les inconnus. Vous dites qu’il a vécu à Formentera… vous êtes sûr… jamais il n’a… Il voit bien qu’ils ne peuvent pas… Il se recroqueville… Ah on lui a cloué le bec, on va lui montrer qui il était vraiment. Le fantôme de Paco traversé d’images venues du passé tremblote dans l’ombre : pourquoi le font-ils souffrir ? Pourquoi l’ont-ils fait surgir ici. C’était si bien d’être éparpillé en cendres. Il se coagule, il se sent prendre forme sous leurs phrases, des formes étranges qui ne lui ressemblent pas. Arrêtez ! Ils se détendent, ils rient. Vous avez lu le premier ? Ah, vous préférez celui qui se passe à Paris ? Moi, je ne sais pas… il y a bien ce passage, vous savez, sur la sœur… mais ce qui a attiré Sartre, c’est son côté voyou, l’époque blouson noir… rien de plus… sans sa préface… Ils sortent leurs coupe-papier, les aiguisent, se curent les ongles. Ils vont sortir leurs griffes. Le regard triste de L. Je n’aurais pas dû… oui, vous dites ? … ses poèmes… vous seule… non, j’ai oublié et puis il ne voulait pas… Elle ne va pas le trahir, elle va les tenir à distance. Gilbert a l’air sur une autre planète, désemparé. Il perd son ami de minute en minute. La seule question qui vaille, comment ? comment est-il mort ? Ah oui, l’araignée près de sa porte… Comment il l’avait appelée déjà ? … Il m’a fait goûter des amandes, amères et il a ri… Qu’est-ce qu’elle a dit ? qu’il avait été l’amant de sa mère, à Paris… Ah les femmes… ça on peut dire… Silence plein de sous-entendus. Ils sirotent leur bière, la mousse autour de leurs lèvres, ils se pourlèchent. Mais donc, vous disiez… il ne mangeait plus, l’alcool… oui bien sûr… moi aussi. Non moi, je peins. Ils s’étranglent, artiste ? oh vous savez, je ne fais rien de transcendant, non, non, pas de galerie… Il ne va pas leur dévoiler sa vie, pas à eux, quand on voit comment… Ils comprennent tout de suite, un obscur, un prétentieux. Ils n’auraient pas dû venir.
©lil

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