avec Alz
Avec Alz
Softly…
Menue et maladroite la voilà s’aventurant dans le jardin. Vers la lumière dorée de la pelouse presque sèche sous la chaleur de juillet. Elle hasarde un pied après l’autre sur le sol irrégulier dans l’ombre vaste du figuier. Elle ne sait plus les années ni les jours mais après le figuier elle ira d’arbre en arbre, jusqu’à l’éclaboussement des coroles violines du volubilis. Le dos voûté se redresse, les bras se dénouent, du ventre monte un léger cri d’admiration, elle sent sa gorge s’ouvrir sous la vibration : elle ressemble à un oiseau et d’ailleurs un filet de sons s’égrène dans le matin, un phrasé que nul n’entend, que nul ne pourrait comprendre, des échos à demi effacés, presque une glossolalie de bébé. Un gazouillis. Le visage se froisse, un souvenir émerge qui la fait grimacer. Elle gesticule, figée près des lauriers aux feuilles vernissées. Puis son regard se perd dans un lointain intérieur où l’on ne peut la suivre. Elle s’est échappée. Elle échappe à l’infirmière, aux mains sur son bras, toutes ces violences à son intimité, elle bougonne, mais un filet de vent soudain la caresse, ses joues se prêtent à la douceur furtive, le feuillage des oliviers frissonne, un lézard file dans une anfractuosité d’un mur. Ses pas la mènent d’un étonnement à un autre. Elle a fait un tour, deux tours, trois tours, elle ne sait plus. Là la fleur fanée d’un artichaut, là les flèches aigües d’un yucca, là un vide, un vide qui aurait dû être occupé par quoi ? il y avait autrefois, qu’y avait-il là autrefois ? Ses doigts se referment comme pour vérifier la texture de cette chose évanouie. Une fois de plus elle se sent trahie. Se laisser choir. Les brins d’herbe la picotent un peu, s’étendre, elle a six ans, elle est allongée dans le parc, qui s’appelait, qui s’appelait… un drôle de nom, ma, mon, maman assise tout près, ma petite souris, Montsouris. Oui, Montsouris. Le ciel est par-dessus les toits. Ta ta ta… Elle chantonne. Non, elle ne veut pas. Elle ne veut pas être là. De ses doigts recroquevillés elle chasse une mouche sur son avant-bras, elle chasse ce filet qui l’emprisonne, elle se débat. Elle ne veut pas ça. Elle roule sur le sol, se redresse cahin-caha, un pas, les flûtes épanouies de la plante volubile qui étend ses bras ont la transparence du cristal. Une ombre se dessine sous ses yeux, une ombre comme une silhouette de femme, qui reste là, de quelque côté qu’elle se tourne, manège à deux, de-ci de-là. Elle a dansé sur cet air-là. Nous n’irons plus au bois… La chaleur l’oppresse. Elle tourne le dos au soleil et se dirige vers la caverne obscure du figuier centenaire. Les fruits sont encore verts et tout petits, il y en a parfois tant qu’un tapis juteux recouvre les pierres de la cour. Attention à ne pas glisser. Elle lève un genou après l’autre, elle sait encore se débrouiller toute seule, elle marmonne de longues périodes qui font des rubans qui flottent sur les fils de linge, il reste tellement à dire mais ces gens ne comprennent rien. Ses rides se froissent, un voile humide trouble la vue, elle est fatiguée. Son dos se voûte, elle est dans le jardin depuis une éternité, près d’une maison qui ressemble à celle qu’elle connaît, on ne peut pas être sûr. Son pied butte contre la marche, elle trébuche.
hard
Le corps cassé, désaccordé, elle se tient là, enracinée. Pas question de bouger. Les bras contre le torse, elle tape du pied. Non et non. Le poing part contre le tronc de l’arbre, sa crinière ébouriffée se prend dans les branches., elle se débat, nouvelle Absalom. Elle a quitté la maison, ces êtres qu’elle déteste, qui la bousculent, qui la triturent, qui la commandent. Elle piétine le carré d’herbe, lance des imprécations au yucca, de brefs sons gutturaux. La corneille lui répond du toit, croâ, croâ. Elle lève la tête d’un air méfiant : qui est là ? Ce matin le mistral souffle en rafales et secoue le mur de bambous. Sur la rocaille, le cactus pointe ses épines acérées. Voilà le sort des enfants obstinés, non, non, ma fille, tu n’iras pas danser. Non et non. Elle dansera, et voilà. Elle fait trembler la terre sous ses pieds, puis elle cesse et tourne la tête l’air sournois. La voilà cachée sous le grand figuier. Il y a des scarabées, les guêpes vrombissent entre les fruits pourris qui pendent. Ils ne la trouveront pas, d’ailleurs elle n’est plus là. Tous ces bruits dans son crâne, ces gestes qui dérapent, même son corps ne lui obéit pas. Accroupie, elle se gratte le bras. Quelle mouche l’a piquée ? Elle arpente le carré cerné de murs trop hauts, un tour, deux tours, trois tours, elle ne sait plus. Elle ne sait plus le temps d’avant ni la minute passée, ni de quel côté se tourner. L’enclos qu’elle connaissait est sa prison, croyait-elle s’échapper ? Croâ, croâ, moque toi sale corbeau. Je te plumerai. Elle se voudrait bourrasque, orage, à l’image de sa rage. Sa rage qui l’épuise, pauvre carapace inefficace. Les martinets cisaillent le voile bleu sans nuages, un bleu de faïence, intense, qu’elle aimerait déchirer. Elle rampe vers la menthe et hume son odeur poivrée. Et pleure. Des bouillons de sanglots, presque un chagrin de bébé. Des hoquets. Elle est seule, elle est abandonnée. Un chat miaule. La chaleur l’oppresse, elle n’y voit rien derrière les larmes sur ses traits dévastés. La pesanteur comme un fardeau et elle comme un cheval fourbu. Elle renacle, se redresse, regarde ses doigts, remue la main vers le soleil trop vif. Jaune, ocre, ocre du mur, la paroi rugueuse qui barre la sortie. À tâtons, elle trébuche sur les pierres qui tracent une allée. La barre en fer de la barrière brûle la paume de ses mains. Une fulgurance qui s’éploie dans son cri. Elle lance ses accusations aux fleurs, aux fenêtres fermées, au village, à l’univers, au cosmos tout entier, petite brindille secouée par l’injustice de son état, petit soldat qui repart à la bataille. Dans la diagonale de la cour, tels de petits moulins sur son chemin, se dressent, menaçantes, des vasques et des comportes qu’elle renverse d’un coup de rein. Les tessons épars jonchent les graviers qu’elle piétine. Jamais, jamais ! Sa cheville se tord sur la marche, elle trébuche encore. Du fond de la maison, elle entend son nom.
futur antérieur
Ils la cherchèrent en vain dans la maison et l’aperçurent par la fenêtre de la chambre sur la balancelle du jardin, bercée doucement dans la douce lumière de la fin d’après-midi. Elle chantonnait. Ce qu’ils n’imaginaient pas, vu son état, c’était la profusion d’images où elle baignait. Elles surgissent en kaléidoscope, d’une couleur l’autre, d’une voix l’autre. Elle entend les bribes de conversation comme jamais elle n’aurait cru les retrouver, avant, avant l’univers étrange qui est le sien maintenant. Il fut un temps où elle parcourait le monde, à présent elle le possède tout entier. C’est faux bien sûr, et les autres là-bas à la fenêtre sont témoin de ses batailles, de ses refus, de ses perditions. Ils se souvenaient qui d’un voyage, qui d’une soirée, qui d’un repas. Elle survola maints pays dans des avions qui l’emmenaient vers l’Orient, le Moyen-Orient, l’Extrême-Orient. Elle tourne dans le jardin, désorientée. Elle planta des framboisiers le long du mur de l’autre maison. Elle collectionna des graines dans de petites enveloppes comme le lui avait montré sa mère. Au fur et à mesure des années, les carnets de voyage s’empilèrent : elle écrivit chaque étape, chaque anecdote, chaque rencontre. Qui s’en soucie aujourd’hui. Les framboises mûrissent pour d’autres et les tickets d’entrée jaunissent au fond des cartons. Les frontières s’ouvrent, se referment, on cloisonne nos vies en époques que l’on décrit à l’imparfait mais le passé n’est jamais simple et se mêle au futur antérieur. Elle aura eu une belle vie. Et dans les marges glissent les nuits d’angoisse où elle crie. Elle est sur la paroi des falaises de Bandagiara et son pied ripe. Les villageois dogons vinrent à son secours et la hissèrent jusqu’en haut. « Maman, maman, en faisant cette chanson… » Elle chante avec sa sœur à l’arrière de la voiture. Pourquoi ne sont-elles pas là ? « Maman, papa… » les visages se superposent, morphing incessant, qu’elle chasse d’un mouvement du poignet. Elle les regarda apparaître près du figuier, l’une accrocha le hamac pour l’été, l’autre se saisit du tuyau d’arrosage et alla arroser les lauriers roses qui s’épanouissaient en éventail sur le mur au fond de la cour, un troisième pendit la lessive en travers de la cour. Toute cette animation soudain, elle les chasse de sa vue en grommelant et fait quelques pas vers le hamac mais elle se cogne à une branche basse. Quelqu’un lui saisit le bras. « Non. Non et non. » Elle ne veut pas.
Codicille : il y a le passé simple des autres qui regardent, le présent qui n’en finit pas de « Elle », le passé simple de la vie d’antan, le futur antérieur où on la met déjà, et il faudrait tenter d’explorer plus avant tous ces temps grammaticaux qui probablement mèneront à un infinitif définitif.
la chute
Tu l’as vue trébucher, là-bas, dans l’ombre du figuier. Tu l’as vue trébucher chaque jour, chaque heure, dans le laps de temps infini entre les secondes, où tout semble en suspens, quand le corps amorce le mouvement, à peine une amorce, même pas une intention puisque ce corps égaré dans l’espace et le temps s’gite comme par une nécessité qui échappe à toute orientation Chaque jour de ce long mois d’été, tu l’as vue sur le point de tomber. Elle est tombée parfois, étonnée de la violence des objets, des écarts soudains entre elle et le monde réel, ce monde qu’elle n’habite qu’à nos yeux, nous qui la suivons de près ou de loin, sans bien savoir où elle est, ce monde qui n’est plus vraiment le sien, ou alors par intermittence et qu’elle refuse. Ce n’est pas vrai, pas vrai que cet homme qui dîne là ce soir la connait depuis des dizaines d’années, pas vrai qu’on revient de la rivière, au pied de Roquebrun, où elle a marché d’un pas incertain sur les galets de la rive et où elle a souri brièvement en revoyant l’Orb et le village perché. Qu’y a-t-il de vrai aujourd’hui sinon parfois des voix qu’elle reconnait. Comme si la voix, une tessiture, une musique était la seule vérité, les voix qui chantent des chansons anciennes, alors oui, elle peut alors les rejoindre, s’y mêler et chanter avec de plus en plus d’assurance, de plus en plus de liberté, de plus en plus de cœur, et alors oui elle peut amorcer un pas de danse.
Ce que tu peux dire aujourd’hui, maintenant que l’automne est venu, que tu sais que ce fut le dernier été, maintenant qu’une chambre la retient entre des murs qui seront sa seule réalité pour tout le temps en suspens, ce que tu peux dire maintenant, dans ce qui est l’une des multiples fins de cette histoire, c’est comment, le dernier jour de ce mois d’été, tu es tombée et que ta main n’est pas encore réparée.
Codicille : après avoir essayé de trouver les failles entre le vrai, le réel et le vécu, c’est le vécu de cet été qui a pris place, dans un récit où les vérités sont incertaines, le réel impalpable, jusqu’à ce moment où l’imprévu revient en choc dans le réel de la fracture.
envol
Quelqu’un lui a pris le bras doucement. L’air frais du petit jardin chatouille sa peau. Elle frissonne mais c’est comme un friselis qui anime le miroir éteint d’un lac. Son pied racle le damier de béton entre les haies de buis. Elle reconnaît leur odeur de cimetière. Une feuille d’érable virevolte lentement, glisse sur ses cheveux embroussaillés et pose un éclat d’un rouge écarlate juste là, devant elle. Elle se penche et ses yeux voilés tentent de capter le message que lui envoie l’automne. D’autres feuilles sont tombées, jaune, orangées, vert pâle. Elle se sent comme un vieux platane dont l’écorce pèle. C’est comme si des bribes de mémoire se dispersent autour d’elle. L’idée la traverse que quelqu’un aura peut-être l’envie de les collectionner, de glisser ces lambeaux lumineux entre les pages d’un herbier, chacun avec son lieu, sa date et une petite légende. Cela fait apparaître un sourire sur son visage. Elle se tourne vers celle qui se tient auprès d’elle. Connaît-elle la confection d’un herbier ? La collecte hasardeuse de spécimens uniques et discrets, le lent séchage comme si la sève évaporait son encre ? A-t-elle les doigts assez délicats pour glisser chaque trouvaille entre les intercalaires de papier cristal ? Qu’importe. En cet instant elle traverse lentement le petit parc, délestée de ses bagages, délestée de son identité. Elle se sent légère, comme si elle n’était qu’un souffle, légère Ariel survolant Paris, le Sud, l’Italie jusqu’à l’îlot où se calment les tempêtes sur la lagune.
Codicille : je ne sais pas si ces petites pierres vont permettre de traverser le gué jusqu’à l’autre rive. Mais je veux remercier François Bon pour cette traversée-là. Et nous tous qui tentons d’apprivoiser nos voix.
visage
Une fois de plus on a dit « Je n’ai pas compris. » On essaie de lire sur ton visage puisque les sons ne font plus de mots depuis longtemps. On interprète les signes avant-coureurs. La paupière frémit sur ton œil décentré qui cherche à côté comme si la phrase gisait dans un endroit flottant de l’espace, le front se plisse, les lèvres se referment comme s’il fallait sceller à jamais ces sons qui te trahissent, une épaule se contracte. Tu vas t’ébrouer, ou non, peut-être laisser surgir une larme qui dérape sur le cerne de tes yeux fatigués et glisse sur la joue, près du pli du nez fin et dévale jusqu’à la commissure des lèvres. Tout ton visage prend un air désemparé comme un penseur qui bute sur une aporie qui résiste, ta lèvre inférieure pend d’un air boudeur, la fatalité t’accable une fois de plus. Une autre fois tu entends un mot, un nom de lieu, c’est comme si ton oreille se tendait, capturait le mot et déclenchait un défilé d’images, on les verrait presque sur l’iris de tes yeux qui étaient si beaux et qui s’éteignent si souvent. Alors on tente : « tu te souviens ? », ton sourire dessine un mince croissant de lune entre les parenthèses de tes fossettes, ton regard nous capte et ton visage s’imprègne de l’émerveillement d’une enfant captivée par le spectacle de la féérie. On s’approche tout près, jusqu’à frôler de notre joue la peau douce et légèrement duveteuse de tes joues délicates. Y renaît quelque chose de l’enfance, du chat, du nouveau-né ; tout près du lobe de l’oreille, un peu de notre souffle effleure l’échancrure de la conque, vire sur l’hélix et va glisser sur ton tympan, un petit souffle de vie, une graine de secret. Reconnais-tu nos visages ? Pas toujours. Plus sûrement les voix. Le sculpteur intérieur qui dessine nos traits a choisi pour toi une argile trop molle qui se défait alors on lui superpose le visage qu’on te connaissait ; est-ce qu’on te voit encore ou la peur nous fait-elle anticiper d’autres fêlures ? le sommeil t’a déchiffonnée.
©lil
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